lundi 2 mars 2015

Despentes : Vernon Subutex


"Qu'est-ce qu'on a besoin d'éduquer des gens dont on n'a plus besoin sur le marché de l'emploi ?"

" Les jeunes meufs la dépriment souvent, avec leur look de mormones ou leur voile à la con. Quand c'est pas la religion, c'est la famille, ou comment arriver vierge au mariage... le niveau zéro du romanesque. On dirait qu'elles vont consacrer leur vie à faire des ragoûts et des tartes aux pommes".

Le dernier roman de Virginie Despentes, premier tome d'une série de trois, décrit âprement la dérive inéluctable vers la rue de Vernon, un ancien propriétaire de magasin de disques, du temps "de l'opération CD -revendre à tous les clients l'ensemble de leur discographie, sur un support qui revenait moins cher à fabriquer et se vendait le double en magasin... sans qu'aucun amateur de musique n'y trouve son compte, on n'avait jamais vu personne se plaindre du format vinyle" . Rocker à ses heures et donc bien inséré dans un réseau de musiciens grands amateurs ou professionnels, DJ à l'occasion, et incollable sur la musique d'avant les années 2000. Jusqu'au jour où on lui coupe le RSA et le vire de son appartement après une longue période de chômage à 50 ans, l'âge où on devient incasable dans une société vampire qui n'aime que la chair fraîche. S'ensuit une déambulation dans Paris au gré des canapés d'ex-amis, d'appartements prêtés contre garde du chien ou encore de loft chez un ami d'amie, trader sous cocaïne. Une galerie de personnages étonnants ou ordinaires, empathiques ou cyniques : pigiste, scénariste sans contrats, producteur de films, patron de chaîne de télé, un mec qui bat sa femme, d'anciennes hardeuses de quand le porno n'était pas encore de l'abattage (dont une ancienne "grosse" qui a subi la dévalorisation de soi par le regard des autres, fine analyse), une community manager lesbienne qui travaille en free lance, et un transgenre female to male (ce qui nous change !), bref les personnages d'une société de la précarité où il n'y a que des perdants, les gagnants payant le prix fort pour rester au sommet. C'est très très noir. Et c'est une espèce de polar, car Vernon serait seul à détenir les rushes d'une interview exclusive d'un rocker légendaire qui vient de mourir. J'ai bien aimé : toujours l'écriture coup de poing de Despentes. La citation ci-dessous va vous rappeler des situations vécues, tranches de vie saignantes :

"Il faut une certaine dose d'arrogance pour remonter de Bastille à Oberkampf à pied, seule, en talons hauts et jupe au-dessus du genou, passé onze heures du soir. Tous les connards sont de service. Les miliciens se sentent investis d'une mission : pourrir la vie aux filles seules dans les rues . Eviter tout contact visuel. Avancer vite. Se tenir droite, en imaginant avoir un sabre dans son Balenciaga, façon Beatrix Kiddo. Fermer sa gueule, tracer. Les petits bruits de bouche pour attirer son attention. Les insultes -salope, connasse, grosse pute, sac à foutre viens par là, où tu vas toi viens par là, raciste, bobo de merde on va te défoncer, on voit ton gros cul, fais attention à toi doudou, toi t'as une bouche à bien me sucer. Ne pas ralentir. Elle aime les garçons, elle les aime avec pragmatisme, avec énergie, elle les aime de toute sa peau et de l'intérieur de son ventre. Mais elle aimerait aussi pouvoir en tuer quelques-uns. Qu'il y ait une license -légitime défense. Vous êtes en bande, vous me suivez en me menaçant - je sors mon sabre et je décapite. Elle a l'habitude. Il faut du caractère pour être une chaudasse. Tu n'as le soutien de personne, sur cette terre. Ni des mecs avec qui tu traînes, ni des meufs qui sont tes copines, ni des mecs que tu ne suceras pas."

Le deuxième tome sort en mars et le troisième en septembre 2015.

Liens : Le Monolecte l'a lu et en parle sur son blog : Une saison froide et rêche.
Une interview de Virginie Despentes chez les Inrocks : Dans Vernon Subutex, Virginie Despentes cartographie la société.
Toutes les citations du roman de Virginie Despentes sont en caractères rouges.

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