vendredi 16 septembre 2016

La fracture numérique femmes/hommes - Qui est responsable ?

Résumé et inspiré d'une conférence donnée par Josiane Jouët, sociologue, enseignante-chercheuse, organisée à Nantes, le 7 septembre 2016, par l'Espace Simone de Beauvoir. Ce sont les femmes qui ne veulent pas aller dans le numérique et les technologies de l'information ? Vraiment ? Ou bien c'est un milieu excluant, les hommes ne voulant pas de nous ? Explications.

Rappelons d'abord le contexte : il n'y a que les hommes qui travaillent. Travail posté, hors de la maison, salarié, comptabilisé dans les PIB nationaux, créant de la croissance en détruisant les ressources naturelles. Les femmes, elles se dévouent à leur famille, assurent la reproduction et l'intendance -pour des prunes. Ça permet aux hommes de gagner du pognon, d'avoir du temps pour faire de la politique en palabrant sous le séquoïa, ou à la Chambre des députés, ou dans une quelconque maison des hommes, c'est du pareil au même. L'humanité est une et indivisible, notamment dans l'inéquité : Bochimans, européens, étatsuniens, même combat. Évidemment, comme ils ont le pouvoir partout, ils décident des affectations prioritaires de l'argent et à quoi il va servir, surtout à leur besoins futiles, mais je m'éloigne du sujet. Et bien entendu, ils se sont arrogé la possession des outils et des armes (les deux étant grosso merdo, comme disait un de mes élégants anciens patrons, la même chose).
Donc au début, vers le milieu du XIXème siècle, ils inventent la machine à écrire. Et deviennent donc les premières dactylos ! Toute machine (ou arme) étant destinée à augmenter la productivité, et leurs industries créant des besoins et de la croissance, on a rapidement besoin de personnel supplémentaire. Supplétif, en fait, d'appoint : les femmes feront l'affaire même si les outils sont par essence à usage masculin (voir plus haut). Du coup, ils deviennent les CHEFS. Ils supervisent des pools de dactylos femmes. Moins payées qu'eux précédemment, faut quand même pas pousser.


Comme "la représentation symbolique des machines est très liée à qui les utilise" précise Josiane Jouët, très vite la machine à écrire devient un truc de bonnes femmes ! Mais quelques machines à écrire resteront plus longtemps masculines : exemple, le linotype des imprimeurs. Quand les patrons imprimeurs, avec le développement de la presse, auront besoin de personnel supplémentaire, de main-d’œuvre d'appoint, ils recruteront des femmes, moins payées, of course ! D'où le ressentiment de la CGT / Syndicat du Livre, qui voit d'un mauvais œil l'arrivée des femmes : 1) dans un milieu exclusivement masculin, et 2) payées moins cher, ce qui leur fait concurrence. Car ne nous laissons pas aveugler, le salaire inférieur au motif que les femmes ont moins de force, donc des rendements moindres (justifiant selon eux leurs salaires inférieurs) ne tient pas du tout la route. Les femmes bossent et bossent bien. Mais on a doublement tort : celui d'être là, et celui d'être aussi professionnelles qu'eux. Figurez-vous que la CGT exigea que les femmes linotypistes soient séparées de mecs linotypistes par UN RIDEAU ! Si. Ça vous rappelle l'Arabie Saoudite actuelle ? Bravo, belle et intelligente observation.

Mais nous arrivons aux années 80 : l'avènement de l'ordinateur de bureau ou PC (personal computer, pas Parti Communiste !). L'ordinateur c'est une méga-machine au départ : des câbles, des circuits intégrés, bref du gros hardware, plus quelques couches de software développé par eux, mais pas que. Le chiffrement au départ est plutôt une affaire de femmes. Dans les années 80, le PC se démocratise, devient plus petit malgré son écran à tube cathodique, et ressemble à une machine à écrire qu'on pose sur un bureau. Il fait du calcul, du dessin (industriel souvent) et du traitement de texte. Ce sont les hommes ingénieurs informaticiens qui s'en servent les premiers, puis les secrétaires. Comme ces machines font plus de choses qu'une machine à écrire, et malgré les interfaces inexistantes ou imparfaites (ah, Word sous DOS et les commandes clavier que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître), les secrétaires vont se former et gagner en compétence. Du coup, dans les années 90 dans ma SSII, on rigolait sur les managers qui refusaient de s'y mettre au motif que pour eux, un PC c'était bien bon pour un ingénieur informaticien ou une secrétaire ! Et que pour eux, ça voulait toujours dire Parti Communiste, ah ah.

Malheur, le symbole phallique PC de bureau se dilue dans l'usage, et devient un truc de bonnes femmes. Juste bon pour des secrétaires. Plus du tout valorisé comme sont les métiers de l'informatique qui restent l'apanage des mâles. Josiane Jouët qui travaille à cette époque à France Télécom, témoigne que les hommes de FT délaisseront les programmes pour PC de bureau et s'orienteront vers les gros systèmes sous Unix. Quand les femmes investissent un secteur, les mecs se carapatent ailleurs. Si une profession se féminise, elle se dévalorise irrémédiablement.

Profil du "geek", en forme de légende urbaine :
Mâle, jeune (24 ans grand maximum), no life, asocial, bouffant mal, "en compétition avec sa machine". Sorte de petit génie incompris qui a fait une scolarité déplorable avec des mauvaises notes. Retenez ça, deux écoles privées vont s'en resservir pour attirer la clientèle et faire la fortune et la réputation de leurs fondateurs. Évidemment, tout est faux : la Silicon Valley est bourrée de diplômés de Harvard ou du MIT ! Et tous les informaticiens avec lesquels j'ai travaillé (des Supélec, SupTélécoms, INPG,...) étaient plutôt ternes, pour citer mon expérience personnelle.

"My computer, myself" : les garçons s'identifient à la machine.

"Problématique de la réticence" : les filles ne veulent pas être comme des garçons, les filles ne se voient pas du tout comme cela, les "valeurs" viriles ne les attirent pas, la compétition avec la machine non plus. Et puis, elles sont bonnes à l'école, elles ont de bonnes notes et elles sont sociables, elles. Elles prennent aussi des douches, et changent de fringues régulièrement. Un autre monde. Selon Josiane Jouët, il y a chez elles une "crainte de l'outil : elles utilisent l'informatique, mais elles ne font pas de l'informatique". Il y a un usage commun de l'informatique par les deux sexes, mais il y a exclusion des femmes de la conception. En 2015 il n'y a que 11 % de femmes dans les écoles d'ingénieurs, "malgré de gros efforts pour les attirer" selon Josiane Jouët ! C'est là que nos avis divergent : les femmes sont admises A CONDITION qu'elles adoptent une culture de mecs. L'Ecole 42, moins de 5% de filles, fondée par Nicolas Sadirac (ex d'Epitech, réseau d'écoles privées recrutant avec le bac et fonctionnant avec exactement les mêmes méthodes) avec l'argent du milliardaire Xavier Niel (autodidacte, c'est vrai, ayant fait fortune dans la pornographie et le minitel rose dans les années 80) recrute des jeunes "en déroute scolaire" et se propose de leur donner un diplôme d'informaticien après une scolarité intensive de type militaire et de "sélection naturelle" en "piscines" où le manque de sommeil et le présentéisme sont valorisés. Nage ou crève, en gros. Outre que les filles ne sont pas en déroute scolaire, c'est un mode de fonctionnement qui ne convient pas aux femmes : pendant que les mecs s'investissent 24/7/365 qui assure l'intendance, hein ? Les femmes ont d'autres désirs que vivre un affrontement monomaniaque et autiste avec une machine.

D'ailleurs, elles investissent massivement le secteur du multimedia : la communication numérique se féminise avec 3/4 de filles et 1/4 de garçons. Elles sont autant, voire plus présentes que les garçons, sur les médias sociaux Facebook, Twitter, les blogs... où elles produisent des contenus éditoriaux, créent de l'opinion et font de l'activisme ; les femmes sont parfaitement à l'aise avec les techniques numériques : elles échangent entre elles vidéos, images, textes et... humour. On ne présente plus non plus les blogueuses mode et les youtubeuses influentes invitées dans les défilés de mode ou pour promouvoir les produits des grandes marques. Les femmes sur les médias sociaux sont clairement devenues des influenceuses. Les féministes y ont retrouvé une nouvelle façon de réseauter et de faire avancer leurs idées.

A tel point que la riposte des hommes ne s'est pas fait attendre. Ressac : attaques en lignes, sites hackés, cyber-harcèlement et cyber-violence, menaces de viol et de mort pour certaines d'entre elles qui doivent renoncer et fermer leur compte. A telle enseigne que la loi numérique en cours de préparation prévoit un plan de mobilisation contre "le cybersexisme, cette réaction et ce repli identitaire des hommes conservateurs crispés sur le genre."

Alors, me direz-vous pourquoi ne pas laisser un dernier petit pré carré aux garçons -puisque décidément ils ne veulent pas travailler avec nous- le développement et la conception de logiciels et d'algorithmes ? Mais parce qu'un algorithme n'est pas un contenu mathématique neutre, un langage universel. Les algorithmes (formules statistiques à plusieurs entrées) sont truffés de biais produits par les besoins et préjugés sexistes et racistes des gens qui les conçoivent, en l'occurrence ici, les hommes. Les logiciels d'analyse des métadonnées ou données brutes (big data) qui vont régir nos vies, nous informer, informer nos fournisseurs d'assurances, par ex... doivent être conçus aussi par les femmes et par des gens qui ne sont pas que des techniciens. Sans cela on se prépare une fois de plus un monde clivé où les besoins plus universels des femmes seront occultés et passés sous silence au profit des besoins étroits et égoïstes des patriarcaux et de leurs agents. Et c'est urgent quand on voit cet article des Echos !

* Les formules en caractères gras et rouge entre guillemets sont de Josiane Jouët.

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