mardi 10 janvier 2017

Les poches sont politiques

" Les hommes ont des poches pour ranger des choses, les femmes ont des poches pour la décoration " Christian Dior

"Les hommes s'occupent à faire des choses, les femmes sont occupées à être regardées, qui a besoin de poches ?"
Au début tout le monde porte des sacs, la poche cousue sur le vêtement est une technologie avancée. Des sacs genre tote-bags, des pochons tissés ou en peau de bête au bout de bâtons, ou en bandoulière, sans doute pour transporter des bébés, de la nourriture, et des armes. Puis les sacs, ou bourses de toile (qui évoquent bien un petit sac), vont prendre toutes sortes de tailles et être accrochés à une ceinture, perdus dans des plis de vêtements amples pour éviter les vols ou d'être détroussé -le mot implique bien le déshabillage imposé- pour vous piquer votre monnaie d'or ou d'argent : se faire détrousser au coin d'un bois ! L'expression est restée dans le langage. Tout le monde a des bourses ou des aumônières accrochées à la ceinture ou au poignet. L'aumônière est portée aussi bien par les hommes que par les femmes. Puis à la Renaissance, les aumônières pour hommes disparaissent au profit de poches dans les vêtements, et, pour les femmes, par des châtelaines où elles accrochent leurs parfums, pièces, carnets... car les vêtements perdent en volume. Pas commode du tout l'aumônière, les femmes continuent à être encombrées de choses qui pendent. 



Au XVIIIème siècle, les hommes ont des poches cousues sur leurs vestes et pantalons, alors qu'à la même époque les femmes cachent sous leurs bustiers et paniers de lourds sacs décorés contenant tout ce qui peut leur servir : sels, carnets, clés, monnaie, montres, peignes, bref les mêmes choses qu'on trouve aujourd'hui dans les sacs à main de femmes.


Le réticule, ancêtre du sac à main, s'impose définitivement à la
Révolution : les mètres de tissus des robes d'avant disparaissent au profit d'une robe plus étroite, culminant en colonne, la ceinture sous les seins avec  l'Empire. Plus moyen d'y dissimuler des sacs dans les plis des vêtements. Le sac apparent, extérieur, s'impose aux femmes. Les vêtements des hommes ont eux définitivement adopté les poches cousues dans leurs pantalons et vestes. Or la Révolution française redéfinit les termes de propriété, de droits, de privé et de public. Les poches des femmes deviendraient des espaces privés où elles pourraient transporter ce qu'elles veulent : une arme pour se défendre, un pamphlet séditieux, après tout la Révolution peut aussi donner des idées aux femmes, et même pour un révolutionnaire, c'est dangereux ! Moins elles peuvent transporter de choses dans des poches, moins elles ont de liberté. Les hommes ne font que des demi-révolutions, le contrôle des femmes reste leur priorité, la révolution oui, mais pas pour tout le monde. Qui cuirait le dîner ?


A la fin du XIXème siècle souffle un vent de liberté : les corsets qui serrent la taille sont abandonnés pour des tenues plus rationnelles, des blouses et des robes déstructurées, des bloomers, même des pantalons qui favorisent le mouvement, notamment à bicyclette. Les poches abondent dans les vêtements, ceux des hommes peuvent en avoir jusqu'à 15. En 1899, le respectable New york Times proclame que plus on est civilisé, plus on a besoin de poches ! Le mouvement féministe, les Suffragistes, les Blue Sockings (bas-bleus), les femmes diplômées qui revendiquent les mêmes droits que les hommes renoncent aux vêtements étroits à la mode et se pavanent les mains dans les poches. D'autant que le costume de la suffragette en a plein, 7 ou 8 parfaitement visibles, et accessibles par sa propriétaire. Et commence à apparaître l'inquiétude qu'elles peuvent y cacher des choses secrètes, privées, voire dangereuses. Pour les hommes : rien n'est plus dangereux qu'une femme libre qui transporterait dans ses poches une arme pour se défendre ! 

Image du film "Les suffragettes" - Sarah Gavron - 2015

Insidieusement, les choses vont évoluer en faveur du sac : les couturiers hommes dessinent des vêtements de plus en plus étroits avec des poches minuscules à but décoratif, où il est impossible de rien glisser. Le sac, d'outil (in)commode est passé au statut d'accessoire de mode : il est donc devenu désirable. Les femmes l'assortissent à leur tenue et aux occasions ; elles y mettent leur vie : photos de famille, papiers d'identité, tube de rouge à lèvre, spray de défense, chéquier, mouchoirs, tranquillisants, téléphone, éventuellement pied de biche (c'est mon cas quand je voyage en voiture, on ne sait jamais, une serrure qui se bloque ou la clé qui tombe du mauvais côté, sans compter que si un quidam vient vous emmerder, il est dissuasif, celles qu'on a essayé de tuer sur les routes ou aires d'autoroutes comprendront !).

Vous l'avez compris, les femmes sont en-com-brées ! D'enfants, de paniers à provisions, de poussettes, de sacs A MAIN. C'était le but de la manœuvre : l'encombrement sied aux femmes. Il les empêche de courir et de courir vite, il les entrave, elles avancent ainsi moins librement dans la vie. Petite pochette pour le soir, elle ne peut rien contenir, même pas un trousseau de clés qui la déformerait, vous devenez dépendante des autres pour le ranger ; gros, il devient lourd et vous ne trouvez plus rien dedans, l'objet que vous cherchez est descendu au fond quand vous en avez le plus besoin. Pendant que les hommes se déplacent les mains dans les poches, "les femmes portent dans leur sac le poids de la famille". Et bien sûr tout ça est voulu, construit socialement. A nom de quoi les femmes devraient-elles transporter sur elles dans un sac leur vie privée, familiale et celle de leurs enfants, ou même une trousse de maquillage, alors que les hommes s'en dispensent* ? Parce qu'ils comptent sur nous pour faire mules pour transporter leurs affaires ? Les poches sont décidément politiques. Sortir les mains dans les poches -plusieurs grandes poches pouvant contenir une trousseau de clés, un mouchoir, et un petit livre, voire un spray d'autodéfense, est un acte d'émancipation. Mains libres, tout dans les poches, le nez au vent, éventuellement un chien sur les talons, la liberté et la légèreté, quoi ! Vivent les poches.


Ces 2 images trouvées sur Pinterest

Liens : Mon billet s'inspire librement de cet article en anglais :
The politics of pockets
Libération : Le sac, témoin de la place de la femme dans la société.
Chez Womenology : Le sac à main : révélateur du quotidien des femmes.

* Les hommes peuvent porter aussi des sacs : mon père allait au travail aux champs avec sa musette contenant son casse-croûte ; les ouvriers ont des besaces et des gamelles contenant leur repas ; les hommes d'affaires ont des attachés-cases et des mallettes d'ordinateurs ! Tous très relatifs à la fonction. Mais, avec l'avènement du métrosexuel, voici le sac pour homme (pas à main, quelle horreur, il ne doit surtout pas émasculer le viril) : sac de sport, sac à dos, sac polochon qui peut passer pour un sac de sport, et même cabas ! A lire cet amusant article de 2006 à propos des précautions employées pour ne surtout pas faire chochotte avec un sac quand on est un mec. D'ailleurs si vous êtes un homme à sac (à dos, polochon...) et que vous passez par ici, laissez-moi un commentaire pour me dire ce que vous y mettez, c'est intéressant. Merci d'avance.

4 commentaires:

  1. Les hommes ont droit aux poches intérieures dans manteaux et vestes, les femmes, non. C'est pourquoi je m'attribue souvent des vêtements d'hommes.

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    1. Oui, bonne idée. A trouver dans les surplus, leurs manteaux militaires, parkas, vestes, etc... nettement plus amples que les nôtres, sont bourrés de poches dedans et dehors.

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    2. Ça fonctionne pour les jeans aussi :)

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  2. Voilà un article très très intéressant ! J'avais cerné cet aspect des choses en lisant Libérée de Titiou Lecoq, récemment. C'est vrai qu'on a toujours mille affaires, pour être prête à toutes les situations, parce que le monde extérieur n'est pas le nôtre. De mon côté, bien avant de me sentir féministe, j'ai toujours préféré le sac à dos au sac à main, pour préserver le dos et avoir les mains libres :)

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